mort center (21)

Publié le par fedor

            C’est un coup tapé contre le tiroir qui réveilla Lev.

« -Debout là-dedans ! »

La voix sépulcrale de Mourand n’était pas ce qu’il y avait de mieux pour se réveiller quand on est couché dans un tiroir à la morgue, mais Lev fût content de revoir son vieux camarade.

« -Allez debout les morts ! »

Tony émergea à son tour. Son teint blême et ses yeux cernés disaient qu’il n’avait pas vraiment apprécié son environnement immédiat, malgré le calme du lieu.

« -Alors, que pensez vous de notre hôtellerie ? Un confort à toute épreuve, un parfum de paradis, des voisins d’une discrétion exemplaire, un service impeccable. Une petite dissection pour ces messieurs ? »

Tony porta la main à son front en gémissant.

« -Seigneur, il n’y en a pas un pour rattraper l’autre ! Ils sont tous cinglés dans cette boîte ou quoi ? »

Lev fit les présentations en riant.

Bizarrement, il se sentait gonflé à bloc. Tous ses doutes, toutes ses incertitudes semblaient avoir disparu. Il ne se posait plus de questions sur la vie car enfin, il vivait dans l’action. Il n’avait pas choisi ce chemin, mais maintenant qu’il y était engagé, il n’avait plus qu’à aller de l’avant. Il était obligé de se battre et il allait se battre. Et s’il perdait, tant pis ! Au moins, il tomberait avec la conscience d’avoir fait ce qu’il fallait. Avec la certitude d’avoir vécu. C’était la première fois qu’il ressentait cela et c’était énorme.

« -J’ai faim ! » dit-il avec un sourire carnassier.

Tony le regarda d’un air étrange. La métamorphose de son ami lui sautait aux yeux.

« -Quel enthousiasme ! Il n’y a même pas vingt-quatre heures que tu vis dans la clandestinité et on dirait déjà Che Guevara ! »

« -Chez qui ? »

« -Non, laisse tomber ! »

Mourand leur avait apporté à manger et ils firent honneur à la nourriture, même Tony qu’un poulet froid et un verre de vin suffirent à requinquer.

Tout en mangeant, ils mirent au point un plan d’action.

« - Nous avons besoin de deux jours. Après, nos relais seront prêts et nous disposerons d’un abri sûr. »

« -Pas de problèmes ! Vous resterez ici. Même si la police vous cherche, ça m’étonnerait qu’ils ouvrent tous les tiroirs pour vous retrouver. »

Tony frissonna en repensant aux nombreux locataires qui les entouraient. Ils discutèrent quelques instants avant que Mourand ne les laissent pour aller travailler. Tout au long de la journée, Kraft, Mourand et Lambert se succédèrent auprès d’eux pour leur tenir compagnie quelques instants. Kraft insista pour donner des cours de dissection à Tony qui refusa catégoriquement. Le soir venu, ils s’installèrent pour la nuit dans leur casier. Tony s’était habitué à cet environnement particulier et il dormit presque paisiblement. C’est le lendemain que la police perquisitionna le Mort-Center.

 

   

            Ce furent les claquements de portières devant la porte qui alertèrent Lambert. Il sortit pour se retrouver nez à nez avec monsieur Pickerwick à la tête d’une escouade de policiers à l’aspect rébarbatif.

« -Fouillez partout ! » recommanda-t-il à ses hommes qui s’égaillèrent comme des pinsons dans tout l’établissement.

Kraft n’eut que le temps de prévenir Lev et Tony qui regagnèrent précipitamment l’abri de leur cachette, le cœur battant la chamade. La redoutable police secrète de monsieur Pickerwick était à l’œuvre, et on allait voir ce qu’on allait voir. Monsieur Groot avait quitté son bureau et courait derrière les policiers en se tordant les mains, les assurant qu’il ne se passait rien de répréhensible dans son établissement, et qu’il ne comprenait pas ce qui arrivait. Les policiers ne faisaient même pas attention à lui, l’écartant du bras quand il se trouvait sur leur passage comme un insecte négligeable.

Un policier examinait un bureau encombré d’objets hétéroclites en regardant Kraft d’un air soupçonneux. Il ouvrit un tiroir et mit la main à l’intérieur. Il se redressa soudainement, devînt vert, et tomba en arrière, raide mort.

« -Mes tarentules ! s’exclama Kraft. Mes chères petites tarentules ! Vous les avez retrouvées ! »

Au même moment, on entendit des cris étouffés provenant de l’une des réserves.

Lambert, négligemment appuyé contre un mur, les mains dans les poches, dit à Mourand :

« -Tiens, tu sais quoi ? »

« -Non ? »

« -Ben, les lierres étrangleurs… Finalement, ça marche ! »

« -Ah, j’aurais pas cru ! »

« -On va le dire à Groot. Ca va lui remonter le moral. »

« -Je crois que c’est pas le moment. »

Groot faisait peine à voir. Il se tenait devant monsieur Pickerwick comme un enfant pris en faute.

« -Je vous jure que je n’y suis pour rien. Ce sont des incidents déplorables… »

Monsieur Pickerwick tonnait :

« -Des incidents !  Si je perds encore un homme… »

A ce moment, on entendit un cri et un autre policier s’écroula.

Lambert le contempla d’un air désapprobateur :

« -Ben oui, je vous l’avais bien dit que c’était sensible une arbalète ! »

Un autre policier apostropha Mourand :

« -Vous là, à quoi ça sert ces boutons sur le mur ? »

« -A votre place, je n’y toucherais pas. »

« -C’est ce qu’on va voir ! »

Le policier manipula soigneusement tous les boutons, puis il regarda Mourand d’un air triomphant :

« -Alors, vous voyez bien qu’il ne s’est rien passé. Vous voulez nous faire peur, avouez ! »

« -Disons qu’il ne s’est presque rien passé. Vous venez juste de gazer vos collègues qui se trouvaient dans la pièce à côté ! »

Le policier blêmit :

« -Quoi ? »

« -Oui, mais avec notre dernier mélange, le gaz parfumé au jasmin. Ils sont passés de vie à trépas dans une ambiance délicieusement fleurie. C’est délicat de votre part. »

« -Mon dieu, je n’ai plus qu’à mourir ! »

« -Mais c’est l’endroit idéal pour ça ! Puis-je vous conseiller ?  Que préférez vous, pistolet, poison, poignard. Décidez vous, exceptionnellement, c’est la maison qui offre. Si, si, j’insiste ! »

Au même moment, un fracas de verre brisé retentit de l’autre côté de la pièce .Kraft sermonna Lambert, d’un air faussement contrit :

« -Combien de fois t’ais-je dit qu’on ne rangeait pas le cyanure dans la fontaine à eau ? »

Lambert haussa les épaules :

« -Et comment je pouvais deviner, moi, que des gens auraient le mauvais goût de boire de l’eau ? »

Il tira une flasque de sa poche et bût une longue rasade d’un liquide indéterminé mais ne possédant qu’un lointain rapport avec l’eau minérale.

Deux policiers s’engagèrent dans un couloir sombre que surplombait un panneau : danger.

Kraft dit tranquillement à Mourand :

« -Ote moi un doute. Ce n’est pas dans la pièce du fond qu’on garde Papillon ? »

« -Si ! »

« -On devrait leur dire, non ? »

« -Non ! Ils vont bien s’en apercevoir. »

« -C’est qu’elle est nerveuse depuis qu’elle a eu son petit. »

Au même moment, on entendit un long grognement et deux cris de terreur, vite étouffés.

« -Au fait, qui a eu l’idée d’appeler une femelle grizzly Papillon ? »

« -C’est Groot, je crois, il était d’humeur badine. »

« -Il l’est beaucoup moins. »

Le petit homme n’était pas à la fête, il est vrai. Il baissait la tête devant un Pickerwick fou furieux.

« -Une femelle grizzly ! Qu’est-ce que fait une femelle grizzly dans cet établissement, grands Dieux ? ! »

« -Eh bien, en fait, il s’agit de notre prochaine campagne, les jeux du cirque. Venez mourir éventré par des bêtes sauvages, égorgé par des lions… »

« -Des lions ! Vous avez des lions ici ?! »

Les policiers, enfin ceux qui étaient encore sur leurs deux jambes regardèrent autour d’eux avec anxiété.

« -Euh, non voyons ! »

« -Vous m’en voyez ravi ! »

« -Ils n’arriveront que la semaine prochaine. Mais en exclusivité et pour la première fois au monde, nous avons… »

« -Chef, chef. On est tombés sur un gorille. Il a étranglé deux de nos hommes ! »

Groot le regarda d’un air fâché.

« -Allons jeune homme, ne dévoilez pas tout de suite la surprise. Eh oui, pour la première fois au monde, Jojo, le gorille étrangleur du Kenya, ravira les foules. Je ne vous dis pas le succès qu’il va avoir dans l’arène. »

Monsieur Pickerwick le fusilla du regard.

« -Non, ne me le dites pas ! »

Groot, que l’enthousiasme avait un peu égaré, baissa précipitamment la tête.

Malgré ces menus incidents, la fouille continuait, et deux hommes pénétrèrent dans la morgue, avec Kraft sur leurs talons.

Ils eurent vite fait de faire le tour de la pièce et contemplèrent les tiroirs avec nervosité. L’un d’eux approcha la main de la poignée la plus proche.

Kraft l’encouragea :

« -Excellent choix jeune homme ! A l’intérieur, vous avez les restes du gagnant de notre dernier concours : -« Traversez un bassin infesté de requins mangeurs d’homme ! ». Bon, il n’en reste pas grand-chose, mais on peut encore reconnaître certains organes, pas les plus appétissants hélas. »

Le policier lâcha précipitamment la poignée.

« -Euh, je vais plutôt ouvrir celui-là ! »

« -Ah, c’est l’un de mes préférés ! Maladie tropicale. Des bubons, des pustules, en fait on ne sait pas très bien de quoi il est mort. Aucun médecin n’a voulu s’approcher. »

Le policier pâlit et battit en retraite. Il s’adressa à son collègue :

« -Dis donc ! Et si c’est toi qui ouvrais ces fichus tiroirs ? »

« -Ah non ! Ah non ! Ah non ! »

« -Bon, de toutes façons, qui serait assez fou pour se cacher là dedans ! Remontons !

Kraft eut l’air déçu.

« -Quoi, déjà ! Vous ne voulez pas contrôler l’accident de l’usine de viande hachée ? »

Les deux policiers battirent en retraite sans demander leur reste, le déjeuner plus qu’au bord des lèvres. Kraft était appuyé contre une rangée de casiers. Il éclata d’un rire homérique tandis qu’une voix étouffée par l’épaisseur du casier et semblant venir d’outre-tombe lui disait :

« -Tu sais ce qu’elle te dit la maladie tropicale ? »

A l’étage, la situation ne s’arrangeait pas. Monsieur Pickerwick était furieux et parlait d’appeler l’armée. Groot essayait désespérément de le calmer tandis que les policiers survivants s’étaient regroupés au centre du hall d’accueil, hormis quelques uns qui écoutaient Mourand leur parler du peu d’intérêt de leur vie, et des nombreux avantages qu’ils auraient à la quitter :

« -Sans compter messieurs, que tout achat vous donne droit à une carte de fidélité valable à vie. Oui je sais, la maison est généreuse, mais on n’a pas si souvent l’occasion d’accueillir dans nos murs une clientèle aussi sympathique. Comment ? Oui, je sais bien que normalement, vous n’aurez pas l’occasion de l’utiliser, mais rendez-vous compte. Elle est imitation plaquée or ! Ah, j’en vois deux qui sont décidés, allons messieurs, c’est le moment. Que dis-je, c’est l’instant ultime ! »

Mourand ne put hélas arrondir son chiffre d’affaire. Monsieur Pickerwick, excédé, avait tourné les talons et se dirigeait vers la porte, les quelques policiers apeurés qui lui restait derrière lui, plus pressés les uns que les autres de quitter cette annexe de l’enfer.

« -Un instant, messieurs ! »

La voix sépulcrale de Mourand les arrêta net. Il s’approcha tranquillement de monsieur Pickerwick et sortit un papier de sa poche.

« -Votre petite note, monsieur. Alors nous disions : un décès par tarentule, quatre lierres étrangleurs, un carreau d’arbalète, trois rations d’eau cyanurée, un gazage collectif pour huit personnes, quatre décès dus à la rencontre avec des animaux divers, j’oublie personne moi ? »

Un coup de feu retentit dans la pièce à côté, suivi de la chute d’un corps.

« -Ah, il me semblait bien que j’avais prêté un pistolet à quelqu’un, alors ; ça nous fait…

Houlà ! Quand même. Je vous fais un prix de gros ? »

Le visage de monsieur Pickerwick passa par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel, s’arrêtant finalement sur un rouge violacé du plus bel effet. Ses hommes les plus proches s’écartèrent prudemment, de crainte d’une explosion dévastatrice. Il arracha le papier des mains de Mourand, le chiffonna rageusement et le jeta à terre. Puis il sortit sans un regard en arrière.

            Lambert salua leur départ d’une courbette ironique.

« -Bon voyage, messieurs ! Et ne vous inquiétez pas pour le ménage. On a l’habitude ! »

Fédor les regarda partir d’un air soucieux.

« -Ils reviendront ! »

« -Oui ! Et avec plus d’hommes cette fois. » Renchérit Mourand.

« -Qu’est-ce qu’on va faire ? On ne peut quand même pas tous les tuer ? »

« -Et pourquoi pas ? » dit Lambert d’un ton rêveur.

« -Pas assez de cercueils ! » conclut Kraft, pratique, en consultant l’état des stocks.

Les trois hommes descendirent à la morgue mettre Tony et Lev au courant de la situation, laissant derrière eux un monsieur Groot désespéré, la tête entre les mains, anéanti devant l’ampleur de la catastrophe.

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